Parmi les questions récurrentes posées à L’employée aux écritures par les moteurs qui cherchent pour vous, à côté de toutes celles relatives à l’art du pliage des serviettes, il y a celle de l’appendicite.
Ou plus exactement des suites de l’appendicectomie, du normal et du pathologique, de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire et à quel moment, avec quelles précautions, dans le cours de la convalescence. La précision clinique de certaines de ces interpellations me valant parfois des haut-le-coeur, je préfère ne pas m’arrêter à y répondre.
Heureuse, en revanche, que ces histoires d’appendicite m’amènent à évoquer une de mes lectures récentes les plus marquantes, celle du récit autobiographique de Gabrielle Roy La détresse et l’enchantement (éd. Boréal, 1984) acheté à la Librairie du Québec, rue Gay Lussac, à deux pas de mon bureau. Et comme je faisais remarquer au libraire que cet écrivain était bien à l’honneur dans son rayon littérature, il a souligné que Gabrielle aurait eu 100 ans l’année dernière, puisqu’elle est née, à Saint-Boniface au Manitoba, en 1909 (et morte à Québec en 1983).
Au Manitoba, sa famille lutte pied à pied pour exister dans sa langue – française - une langue méprisée, cernée d’une culture autre, comme pour joindre les deux bouts. Pour en apprendre plus à son propos, je vous renvoie à cette page de François Bon qui en son Tiers Livre, de son séjour québecois, a très bien fait les choses pour donner envie de la lire. Merci à lui.
Le rapport avec l’appendicite j’y arrive : son récit d’enfance s’ouvre, à quelques pages près, sur l’opération subie à l’âge de 11 ans, événement fondateur dans la conscience qu’elle prend du monde – différent du sien – qui l’entoure. Il faut dire que La détresse et l’enchantement commence par ces mots : Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure ? Et que le séjour à l’hôpital et l’opération que les parents se saigneront aux quatre veines pour payer est décisif dans cette perception.
A 11 ans comme Gabrielle et dans le même sentiment que mon appréhension du monde progressait de façon fulgurante du fait de cette semaine passée en clinique, j’ai été opérée de l’appendicite. Comme s’il fallait en passer par cette anesthésie générale, au réveil alors tellement pénible – c’est mieux dosé maintenant -, pour que la conscience, dans sa totalité, s’éveille enfin. L’anesthésie générale, comme préalable à un réveil général, une sorte d’ébrouement qu’on ne serait jamais allé chercher aussi loin.
Une expérience partagée, point commun entre Gabrielle et moi, parmi de nombreux autres apparus au fil de ma lecture. Par exemple : le fait que nos mères ayant déjà de nombreux enfants et surtout des filles, nous aient mises au monde au même âge tardif exactement, en terminant ainsi avec nous de leurs maternités. Et tout ce que cette position particulière dans la fratrie génère comme conséquences.
(D’ailleurs, pour en revenir à l’appendicite, ma crise s’était déclenchée en l’absence de mes parents, et mes soeurs aînées avaient pris les choses en main, faisant le nécessaire dans l’urgence qui s’imposait).
Ces opérations, qui se sont raréfiées me semble-t-il – aucun de nos fils n’y est passé -, cassaient l’ordinaire de nos jours et rompaient la marche de nos scolarités. Ce temps là, qui ne passait pas pareil, perdurait dans une dispense de gymnastique. Et malgré cela, phobie durable que ma cicatrice ne se rouvre.
A la clinique, pour la première fois de ma vie j’ai bu du thé, et alors que le personnel se désolait de devoir me faire partager une chambre d’adulte, quand je m’en réjouissais, fuyant comme je pouvais toute sociabilité enfantine, je nouais là une relation prolongée avec cette jeune femme dont il avait fallu interrompre une grossesse extra-utérine. Tous mes efforts pour me représenter cette douleur échouaient contre ma frayeur à l’idée qu’un enfant puisse ainsi prétendre pousser à l’extérieur de soi. Contre soi.
De nos ventres, de ce qu’il fallait parfois en extirper, de l’ordre social qui régnait autour de ces interventions, de ce qui pouvait s’en dire, de ce qui devait s’en taire : autant de leçons de vie accélérées.
Pour en revenir à Gabrielle Roy, que je continuerai à lire en allant chercher ses romans, (le libraire du Québec n’a pas fini de me voir), cette premier lecture me laisse – au-delà de tellement de reconnaissances -, grande ouverte une fenêtre avec vue sur le Manitoba. Je n’avais, jusqu’à la lire, pas la moindre idée de ce à quoi pouvait bien ressembler le Manitoba, de ce qu’on pouvait éprouver à vivre là-bas. Je mesure maintenant à quel point cela manquait dans mon paysage.