Pour essayer de répondre à la question posée par François Bon de ce qu’on a lu, et à quel âge, de plus déterminant pour le reste du parcours et pas seulement celui des lectures, mais en faisant l’impasse sur l’enfance et la première adolescence (pas envie d’y réfléchir maintenant).
Juste remonter un peu en partant de la pierre angulaire : la lecture d’A la Recherche du temps perdu, à 17 ans et demi très précisément, l’été après le bac en attendant la rentrée de la fac, tard en octobre. Les volumes, moitié livre de poche et moitié folio, achetés au fil des librairies accessibles cet été-là, passé en grande partie en Normandie sur un chantier de fouilles dans le Cotentin, ou dans la maison des parents : j’en ai acheté probablement à Caen, à Carentan, ou à Valognes si je me souviens bien, et puis à Bagnoles-de-l’Orne et à Domfront. Sur le chantier ma lecture, livre en main dès que je pose ma truelle, m’attire des réflexions du genre “un bon écrivain ne doit pas se sentir obligé d’emmerder le monde” – je laisse dire et j’avance, j’enchaîne, dans l’émerveillement.
Ce qui m’a permis de recevoir la Recherche si tôt et sans déperdition de compréhension – j’en reçois d’emblée tout ce que sa lecture peut m’apporter, je le sais pour y replonger régulièrement – ce sont les lectures des trois années précédentes prises en main par A. H. prof de lettres, toute jeune agrégée, que j’ai la chance d’avoir en seconde et en première. Plus de français en terminale (classe scientifique), mais nous sommes une poignée à continuer avec elle une heure par semaine et là plus du tout de programme, vannes grandes ouvertes.
Pendant trois ans A.H. nous secoue intellectuellement comme des pruniers, nous sort de notre torpeur. Nous assène dès le premier cours que 20 ans n’est pas le plus bel âge de la vie – on en a 15 ou 16 et on ne pense qu’à ça, en avoir 20 – pour enchaîner très vite qu’on ne naît pas femme on le devient, et on court derrière des idées et des livres pareils. On n’arrête plus. Des livres indissociables des collections dans lesquelles on les découvre, dont beaucoup n’existent plus, et qu’on écumera par la suite. Tous encore sur mes étagères.
On a démarré avec Nizan, Aden Arabie, dans la Petite collection Maspéro où elle nous fera vite acheter aussi Fanon Les damnés de la terre. Présence du futur, abordée par Bradbury, Chroniques martiennes. 10X18 on découvre avec Malson, Victor l’enfant sauvage de l’Aveyron, suivent Butor, La modification et les Vian évidemment. Freud, Introduction à la psychanalyse et Psychopathologie de la vie quotidienne en Petite bibliothèque Payot. Chez Folio, Cortazar, Les armes secrètes, Flaubert, Bouvard et Pécuchet, des Maupassant, Breton, Nadja et l’hôtel des grands hommes place du Panthéon qu’on ne verra plus autrement que comme un point de départ, et Le planetarium de Sarraute. Les Garnier-Flammarion blanc pour toujours ce sera Le lys dans la vallée “elle était comme vous le savez déjà…”. D’autres romans longtemps lus comme celui-là en boucle, mais en collection éponyme livre de poche : La princesse de Clèves, Gatsby le magnifique, Le bal du comte d’Orgel “et maintenant Mahau, dormez je le veux”, Madame Bovary et Nerval, Les filles du feu “le sang des Valois coulait dans ses veines” et Aurélia ”chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil…”. En J’ai lu, on achète Les choses et on découvre Perec qu’on ne lâchera plus, et en Idées Gallimard Le deuxième sexe, un fameux vaccin.
Comme enveloppée de la gangue de ce qui reste de chacun d’eux, parée pour la Recherche.