le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735
"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux
Je m’aperçois maintenant que je ne dispose pas d’un vocabulaire de gare suffisant. Je manque de mots. Et dans certains cas, ceux auxquels je recours ne me satisfont qu’à moitié. Je cherche, par exemple, une expression générique qui voudrait dire mobilier urbain, mais appliqué à la gare, avec une typologie spécifique. Recoupant celle du mobilier urbain de la ville dans laquelle la gare est incluse, mais partiellement seulement, et lui imposant les extensions nécessitées par l’usage ferroviaire de cette enclave. Je peux, certes, déclarer que des bancs publics, des téléphones publics, des boîtes à lettres et des poubelles sont à la disposition des voyageurs dans les halls de la gare, mais la variété des édicules qui hérissent les quais, sans parenté sur les trottoirs parisiens, je ne saurai jamais la dire. Je n’en maîtrise pas le lexique ni la nomenclature.
Donc je désignerai, faute de mieux, sous le nom de rondelles, ces disques protecteurs qui vraisemblablement s’appellent, dans leur langue de gare, autrement. Elles s’empilent par cinq quand elles entourent des pieds de potences métalliques remplissant diverses fonctions, et dans ce cas sont moulées dans une matière qu’on devine caoutchouteuse, noir/gris poussière graisseuse. Mais par quatre quand elles perdent leur circonférence complète, se réduisent à des trois-quarts, demis, voir quarts de rondelles vissés/scellés à la base de piles en béton ou dans leurs encoignures. Découpées à l’emporte pièce dans un métal peint couleur minium, écaillé. Troisième type, beaucoup plus rare, la rondelle unique, modèle caoutchouc noir/gris poussière graisseuse, encerclant de massives colonnes de béton en bouts de quais. Si je comprends bien que ces rondelles protègent le mobilier urbain de la gare des heurts violents de tout ce qui roule sur les quais, je ne comprends pas, en revanche, pourquoi les empiler tantôt par cinq, tantôt par quatre, sans parler des solitaires.
Martine,
Solidarité totale, ferroviaire et lexicale !
Bonjour Martine,
longtemps j’ai pensé que ce qui n’avait pas de nom n’existait pas. J’en voulais pour preuve ces petites algues brunes,vert bronze, vaguement mordorées qui apparaissent avec la pluie et qui disparaissent aussi sec. Je ne les vois apparaître dans l’herbe du jardin ou sur la pierre que depuis que j’ai rencontré leur nom, nostoc (ou crachat de lune, ou vitriol végétal) dans le Dictionnaire des mots rares et précieux. Avant je les pressais comme fucus, je les écoutais claquer sans les voir.
Or ton texte donne à voir la chose en dehors du nom qui la désigne. Comme si elle n’avait pas besoin de nom pour exister. C’est peut-être cela la force de la littérature, faire exister ce qui n’a pas de nom. Comme on dirait donner vie aux morts: à ce qui attend pour naître. La chiquenaude d’un regard.
A bientôt sur la ligne.
Martine, la tentation du rouge. (Curieux de voir comme la lacune lexicale reste ce qui permet au final la compréhension – quand la langue “de gare” ou d’autre chose serait hermétique – volontairement ? – au profane.)
Un ami ornithologue me disait qu’on ne voit pas, malgré leur présence, les oiseaux dont on ignore le nom. (Depuis lors, je vois en effet les accenteurs mouchets se promener sur la terrasse, invisibles jusque là.) (Denis, j’aime ce que vous dites de la littérature.)
en écho : http://www.fgriot.net/txt/town_town/town1_conti3.php et suite
dont nombre d’éléments viennent de Montparnasse (entre autres les n° de pages…)
fred
La langue sans crier gare. Lalangue. En attente de station. La stase qui l’arrachera à l’extase et qui la fera voyager dans les noms. Contrairement à ceux qui croient que c’est découper en rondelles.
PhA, votre ami ornithologue me fait penser à Dominique Meens. Vous le connaissez? Ses voyages en extase et dans les noms d’oiseaux. Je me demande ce qu’il “devient”.
Merci à tous pour vos lectures rebondissantes,
Anne nous devons être “soeurs de gare”, comme on dirait “soeurs de lait”,
Denis c’est bien cela nos entreprises : donner vie à ce qui n’a pas de nom et n’en aura jamais, ou n’en a plus, ou pas encore ; par ailleurs, assez jalouse de ton “crier gare” qui m’avait échappé quand j’étais partie à la recherche des mots de la famille de gare dans un épisode précédente et m’étais arrêtée à “gare à vous” – mais il faut dire que je n’ai jamais donné beaucoup de voix,
Fred, j’aime beaucoup cette intersection, ligne Versailles Chantiers et ligne Versailles Rive Gauche, la maison de Rodin juste avant d’un côté et le viaduc de l’autre (et tes photos de détails : superbes), on la voit aussi chez François
http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article155
PhA, pour les oiseaux pas tout à fait d’accord, par exemple je connais le nom et beaucoup de choses intéressantes sur la vie du casse-noix moucheté et ses habitudes alimentaires ; en particulier comment il procède avec les pommes de pin du pin cembro et les réserves de graines qu’il constitue, mais je n’ai jamais réussi à en voir un – alors que tant de fois je me suis arrêtée pour ramasser une de ces pommes de pin dont il avait entièrement évidé les alvéoles à graine… ce qui est vrai sur votre terrasse ne l’est pas forcément dans le bois du Moulin ou la forêt de Chanteloube !
Non, Denis, c’est un autre “ornithologue” – mais il y a sûrement une parenté dans le regard.
Martine, c’est sans doute que vous avez joué de malchance (mais pour vous, qui êtes capable de VOIR les rondelles de gare même sans nom, le nom peut-être ne joue pas le même rôle révélateur). (Et puis il faut dire aussi que l’accenteur mouchet est sûrement bien plus commun que le casse-noix moucheté !)
et pour compléter notre annuaire des ornithologues, passer par :
http://remue.net/spip.php?article2935
et son drôle de Zozio, Jacques Demarcq, préfacé par Bernard Bretonnière
et pour en revenir à l’accenteur mouchet et au casse-noix moucheté, qui doivent avoir des ancêtres communs et gagnent l’un comme l’autre à être mieux connus, ils ont sûrement des choses à se siffler
Je verrais bien dans ces chasses-roues (ah c’est trouvé) comme des réminiscences de ces trucs qu’on voit aussi sur les pylônes qui convoient la force électrique (mais ceux-là sont en verre, un truc vert justement souvent, je ne sais pas non plus mais ils ont un nom c’est plus que certain)… la gare, la société nationale des chemins de fer, les billets à estampiller (comment disent-ils, composter, voilà : alors que le compostage, me semble-t-il, mais je n’y connais guère, est plutôt une affaire rendant les choses moins volumineuses, non ?) , les bagages et les compartiments, les voies, les quais, les heures surtout, tout cet espace temps qui se trouve ramassé sous des toits parfois de toile comme au mans ou ailleurs qui font penser à cette toile qui orne l’intérieur de la grande arche, quelque chose de diaphane, de presque transparent, cette société-là s’empare même du vocabulaire (il me souvient à ce propos les divers procès d’un dirigeant écologiste contre elle et le travail qu’elle menait dans la première moitié des années quarante, des convois, des wagons, des rails et des numéros… )
Ah on reconnaît la bonne élève sur la nouvelle photo d’accueil… fallait pas devenir cancre en fait, je crois hein, il était déjà tard… Chouettes le tableau et la blouse (toute notre jeunesse en même temps – nous sommes contemporains vous le savez hein)
Noël 1961, c’est ici
http://martinesonnet.fr/Site/Accueil.html
(sur le tableau, j’ai écrit “lecture”…)
Je découvre juste votre blog, par le jeu des liens.
Habitué moi aussi des gares, je me souviens m’être fait une fois la réflexion : impossible de donner un nom (qui pourtant existait, devait exister !) aux pièces du mobilier de gare entre lesquels nous slalomons. Je m’étais fait la réflexion, et puis, j’avais oublié. Et je lis votre texte, et vous mettez les mots sur cet étrange sentiment de déprise. Ce faisant, vous l’atténuez et le redoublez en même temps.
Bref, c’est un très beau texte.
Merci PV : on guettera vos proses ferroviaires l’année prochaine