le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735
"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux
L’autre soir, comme s’organisait, sur Twitter, entre Pierre Ménard, instigateur/animateur, du blog Page 48, notamment, et Joachim Séné, auteur, entre autre, de Roman bien connu, la lecture de la page 48 de Montparnasse monde, désormais en ligne - et même deux pour une puisque selon le support de lecture, dans les livres numériques il peut y avoir deux pages 48 différentes -, je me suis mêlée de la discussion en me portant candidate à la lecture de la page 48 du Carnet de notes tome 2 de Pierre Bergounioux.
Parce que son nom manquait dans la liste des auteurs dont l’écoute d’une page 48 est proposée sur ce blog, anthologie audio de pages 48, en une judicieuse mise en application/amplification d’un remember de Joe Brainard : Je me souviens d’avoir projeté de déchirer la page 48 de tous les livres que j’emprunterais à la bibliothèque publique de Boston mais de m’en être vite lassé. Pierre Ménard, lui, ne se lasse pas de recueillir et offrir en partage des pages 48 lues par des voix amies de leurs textes.
Et amie de l’oeuvre de Bergounioux, je n’en fais pas mystère, je le suis, depuis la première fois que j’ai ouvert un de ses livres, il n’y a pas si longtemps mais tout de même dans une vie antérieure. C’était La Toussaint, logiquement choisi pour des vacances de Toussaint en Normandie, en 2005.
Que la seule page 48 d’un livre se prête à extraction et garde tout son sens, ou mieux encore porte du sens de toutes les autres, n’est jamais évident. Mais il me semble que celle du tome 2 (1991-2000) du Carnet de notes de Pierre Bergounioux s’y prête merveilleusement, en ce qu’elle reflète (presque) tout l’univers du quotidien de l’auteur, trame de ses Carnets, dont j’attends avec impatience la parution du tome 3.
La famille (nucléaire) est là, par ordre d’entrée en page : Pierre, Paul (fils cadet), Jean (fils aîné), Cathy (épouse de Pierre, mère de Paul et Jean). La scène se passe à Gif-sur-Yvette, mais des photos récupérées nous transportent aux Bordes et à Brive. On est dans la cuisine dont Pierre vide le lave-vaisselle – tâches domestiques bien partagées chez les Bergounioux – mais aussi au collège, et dans la voiture pour emmener un enfant à sa leçon de musique. Pierre corrige des copies, fait travailler ses fils, lit, écrit, s’active à nettoyer le terrain entourant la maison, trouve un oeuf d’oiseau (à défaut de Grand Sylvain) qui retient son attention. Pierre est fatigué, touche le fond, mais goûte aussi la lumière de cette fin mai 1991. Il fait chaud à Gif, mais sur les photos Les Bordes sont sous la neige…
Tout cela en une seule page, au bas de laquelle Pierre va se coucher. Mon seul petit regret : qu’il ne trouve pas le temps de tordre et façonner en figure humaine un rebut de métal qu’il aurait glané dans une casse corrézienne aux dernières vacances et rapporté dans le coffre de la R21 qui aurait fait entendre un bruit bizarre à partir d’Orléans, mauvais signe. (On notera aussi qu’il n’a pas le temps d’aller à la pêche).
Que ma lecture de cette page 48 de Bergounioux ne vous empêche surtout pas de lire celles qui la précèdent, celles qui la suivent et toutes les autres dans tous ses autres livres – j’aurais alors été contre-productive et ne m’en remettrais jamais. Il y a tellement de choses de nos vies à tous qui s’y lisent formulées au plus juste.
PS : si vous cherchez d’autres articles de ce blog consacrés à Pierre Bergounioux, en voici quelques uns :
Ouvrir l’année à Gif-sur-Yvette avec Pierre Bergounioux
Une jonquille par temps de chrysanthèmes (offerte par Pierre Bergounioux)
Tristesse des mois en -bre (selon Pierre Bergounioux)
Compression d’étés bergouniens
Lui et nous : à propos du Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux
Jonquilles primeures à Gif-Sur-Yvette : suite des Carnets de Pierre Bergounioux
Enfin visibles à Paris : des ferrailles de Pierre Bergounioux
Mots de la fin (provisoire) du Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux
Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010, lecture in progress
Lecture en cours : Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010
“Un concert baroque de soupapes”, Pierre Bergounioux sculpteur
Dans Les moments littéraires, Bergounioux
Histoire, littérature, sciences sociales – et Bergounioux
Couleurs Bergounioux (au couteau)
PS bis : et si vous ne connaissez pas les études bergouniennes de Jean-Claude Bourdais, “Bergounioux et moi”, courez-y
J’aime beaucoup votre lecture et votre voix. Elle s’efface pour laisser la place aux mots. Merci ! (et à Pierre Ménard bien sûr !)
grand mystère ces recompositions bergouniennes où je me semble autant fictionnel que dans les récentes “Aventures de Loire” de Bernard Ollivier – m’est arrivé par sondage de reprendre lettre de lui écrite à même date et, bon, c’était pas forcément compatible et là-dessus il ne s’explique pas (encore) : qu’est-ce qu’on réécrit de soi-même quand, à 20 ans de distance, on est sur son ordinateur et qu’on rêve à un carnet noir avec un autre soi ?
Très belle lecture audio chez Pierre Ménard. Je retiens aussi les deux aspects de ce commentaire, la question de la page 48 que j’ai commencé à explorer, ouvrant ici et là mes livres (j’en reçois une quinzaine par semaine, donc il y a de quoi) pour trouver une “bonne” page 48 et m’apercevant que ou bien (assez souvent, c’est étrange), elle est vierge, ou bien elle porte le texte original dans une édition bilingue, ou bien elle n’a aucun intérêt (soit parce que le livre n’en a aucun, soit parce que la page n’est pas “intéressante” pour toutes sortes de raison). Donc ce n’est pas si simple de trouver une page 48…. Je souscris entièrement à la lecture des Carnets de Bergounioux, cette impression d’une très grande proximité et en même temps d’une totale étrangeté…. ce partage des jours et des tâches, cet emmêlement que vous traduisez aussi Martine dans vos tweets, de la réflexion, de la note personnelle introspective pudique mais précise en même temps et de la machine à laver ou du plastique cramé sur la table de cuisson….
et en profiter pour célébrer l’éditeur Verdier, aussi, qui donne tant de belles choses et qui fait un travail précieux.
A la page 48 de “Une chambre en Hollande” (Verdier 2009), Pierre Bergounioux dit la fraternité de l’Anglais Shakespeare, de l’Espagnol Cervantès et du Français Descartes, annonçant “conjointement, sans se connaître, qu’un enfant est né. (…) Conscient de lui-même, capable, jusque dans les pires accès de fureur ou de détresse, dans l’excès de sa joie ou sous les avanies, de garder, comme dans l’oeil du cyclone, l’imperceptible distance à tout et à soi, le jugement calme en quoi consiste, selon un autre philosophe anglais, David Hume, toute la raison.”
Juste avant, Bergounioux écrit : ” La réflexion, lorsqu’elle est conduite dans un contexte d’exil, dépouillé des assises et des entours ordinaires, lavé des évidences premières, redessine le monde. (…)
Le réalisme second que Descartes élabore, seul, inconnu, étranger, aux Pays-Bas possède une séduction comparable à celle des oeuvres d’imagination les plus téméraires de ce temps, à l’errance de l’hidalgo décharné que Cervantès promène par les arides chemins de la Manche, aux extravagances des princes déments, du moins en apparence, que Shakespeare pousse sur le devant de la scène. “
Michèle je pense que vous devriez proposer la lecture de la page 48 d’Une chambre en Hollande à Pierre Ménard : les enregistrements peuvent se faire à distance et plusieurs pages 48 d’un même auteur peuvent être lues.