le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735
"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux
Un cheveu sur la soupe : le chariot dont le port d’attache est théoriquement la gare d’Austerlitz échoué sur le terre-plein central du boulevard Raspail quand il croise celui du Montparnasse, côté Denfert-Rochereau et son lion. Tellement peu à sa place qu’on a jugé bon de l’enchaîner en le cadenassant au mobilier urbain indicateur du carrefour, signe de la conscience qu’on a eu, tout de même, que ce chariot n’était pas de ce monde-là et qu’on aurait du mal à l’y retenir. Un chariot à bagages renvoyant à d’autres destinations et à d’autres destinées et qui a plus sûrement véhiculé les malles de Monsieur de Pourceaugnac ou le cartable lourd de ses livres de l’écolier Bergounioux que le balluchon de Bécassine. A force de le voir-là, de buter dans ses roulettes pour peu que l’on soit plusieurs à traverser en même temps, libérés par le passage au vert, enfin, du même petit bonhomme, je finis par me demander si la clef de l’antivol n’a pas été perdue. Et même s’il n’a pas toute sa raison d’être ici, bonne fille, je fais dans le Montparnasse monde une place au chariot d’Austerlitz.
Celle qui déambule et vocifère se tient le plus souvent boulevard du Montparnasse. Indifféremment sur l’un ou l’autre trottoir (quand celui aux numéros impairs emporte ma préférence, pour la vitrine de la librairie Tschann à lécher au passage et la marche sans entrave permise par sa largeur – et chaque matin le soleil pile dans l’axe). Ces temps derniers, j’ai entendu les cris un matin rue Delambre et un autre jour, à midi, boulevard Saint-Michel, près de son extrêmité Port-Royal, voies adjacentes à son territoire. Elle était revenue et ses pas la portaient un peu plus loin, sur des chemins de traverse. Celle qui déambule et vocifère parfois s’absente, s’abrite du monde ; quelques semaines l’on marche sans percevoir ces récriminations. De tout ce long hiver froid, on ne l’a guère entendue. On ne saura jamais au juste ce qui la blesse : sa marche est trop rapide. Sa voix, seule, signe sa présence, elle s’entend, mais ne se distingue pas autrement des passagers du Montparnasse monde. Si vous parvenez un jour à l’en isoler, vous verrez bien : une femme comme vous et moi.
Je préfère le même trottoir, pour les mêmes raisons. (Hier encore, arpentant ce quartier, me suis demandé si je n’allais pas y croiser l’employée aux écritures du Montparnasse Monde.)
Un chariot d’Austerlitz qui se balade à Raspail/Montparnasse, c’est marrant, d’autant que nombre de voyages qui débutaient à Austerlitz et (notamment, notoirement, indubitablement) ceux qui nous emmenaient vers la péninsule ibérique commencent à présent au Montparnasse monde (tgv quand tu nous tiens…). Pour ma part, je suis assez nostalgique d’Austerlitz (la gare) : j’y avais des souvenirs, j’en aimais la petite (tout est relatif) salle des pas perdus, et elle avait quelque chose qui me portait à me souvenir de celle de Lyon (des lions) : à Paris, rive gauche rive droite, la ligne de partage des eaux, le Morvan etc etc.;. tout un agenda, un abécédaire, un almanach des destinations, des ouvertures (ici, la Côte d’Azur et la Méditerranée, là, les Landes et l’Atlantique) : j’aime assez les voir à nouveau réunies, ces deux directions, et je reconnais bien là, Employée, votre sensibilité géographique…