le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735
"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux
Tous ceux assis, tassés, collés, tristes, sur les sièges (bancs lattes boisées hachées séparateurs acier pour que les plus las n’aillent pas y coucher de tout son long leur fatigue) disposés niveau quais devant la pharmacie, une main posée sur la poignée du bagage, à cause de l’insécurité qu’on leur serine et de la destruction des abandonnés, ignorent, pauvres d’eux, que sous la bienveillante horloge* du hall Pasteur les rangées de sièges/fauteuils tout métal sont toujours vides. Il faudrait leur faire savoir et qu’ils attraperaient leurs trains tout aussi bien. Par l’autre bout. Dans le calme. Les stimuler, les aider à se relever, délier leur ankylose, tirer un peu avec eux sur la poignée de la valise pour les mettre en marche. Et les guider : qu’ils n’aillent pas se perdre dans des espaces qu’ils maîtrisent si mal. Amorcer un principe de vases communicants entre Maine trop plein et Pasteur trop vide. Mais ce qui ne me viendrait pas à l’idée, c’est de m’asseoir à leurs côtés et encore moins parmi les accablés devant la pharmacie. Moi, dans la gare, je ne tiens pas en place. Je marche.
Souvenir, mauvais et personnel, de gare : une fois, je suis tombée en descendant du train. Un faux pas en posant pied à quai au temps des travaux préparant l’arrivée du TGV, à la fin des années 1980. Les butoirs des trains de banlieue reculés tellement loin qu’ils auraient pu, tout aussi bien, nous faire descendre à Ouest Ceinture. Voyages finis à pied sur le sol d’un quai de fortune, irrégulier et caillouteux. Inutile d’incriminer ce dont j’étais chaussée : jamais de talons aiguilles, dans ce temps-là non plus. J’étais avec C. et l’ami J.D. J’étais aussi avec un tout petit enfant, encore invisible sous ma robe d’été rouge et, sans l’avoir laissé paraître, ma chute m’avait grandement inquiétée pour lui. Prestement relevée j’avais assuré que tout allait bien. Je me revois feignant de sortir de la gare, me séparer de mes compagnons de voyage – nous partions chacun de notre côté pour la journée – et revenir aussitôt sur mes pas, seule, pour une halte à la pharmacie du bout des quais, dire ma crainte et qu’on nettoie mes genoux, me retaper là cinq minutes avant de continuer. Le mauvais accueil qui m’y avait été fait et la mauvaise grâce avec laquelle on avait fini par me faire asseoir et bien voulu considérer mon anxiété et mes écorchures.
* Voir Montparnasse Monde 19
Je lis ces temps-ci un texte d’un certain Cees Nooteboom, “Rituels” Folio 4435, et la deuxième phrase (qui m’a fait acheter le livre) est celle-ci : “le souvenir est comme un chien qui se couche où il lui plaît”. Et même plus: c’est toujours un chien personnel (pas toujours mauvais) : c’est pourquoi j’aime tant les lions (pas mal, ça).
Vous savez, PdB, quand les lions sont couchés quelque part, c’est pas facile non plus pour les faire bouger… très juste image les souvenirs comme des chiens couchés – en travers du chemin, ça va de soi !