Quand en mars dernier Elizabeth Legros-Chapuis m’a proposé d’écrire quelques choses pour le numéro thématique “Femmes au travail” de la revue de l’Association pour l’autobiographie (dont je suis membre) La Faute à Rousseau, j’ai tout de suite pensé à l’émission d’Eliane Victor Les femmes aussi. Le numéro en question, n° 78, juin 2018, vient de paraître et je me réjouis de figurer, en très bonne compagnie, à son sommaire. Avec l’accord d’Elizabeth, je mets en ligne ci-dessous mon texte, augmenté de quelques liens et en espérant que cela vous donne envie de vous procurer le numéro entier qui vous donnera envie d’explorer toutes les publications de l’APA et d’y adhérer !
Je me souviens que, pour la plupart, Les femmes aussi chez qui nous invitait Éliane Victor, travaillaient. Éliane Victor, l’épouse de Paul-Émile, dotée à nos yeux d’une indiscutable autorité d’exploratrice. Un soir par mois, à 20h30, quatre chaises côte à côte, mère et filles serrées en demi-cercle autour de la table prestement débarrassée des reliefs du dîner, face au poste de télévision. L’homme de la maison réduit au silence : la légitimité du nombre comme celle du sexe est avec nous. L’ORTF diffuse aussi Le magazine féminin hebdomadaire de Maïté Célérier de Sanois mais ses leçons de cuisine, de couture et de beauté, non merci. La seule émission qui a des choses à nous apprendre est celle d’Eliane Victor. Motus et bouches cousues dès le lancement du générique jazzy : un cercle blanc sur fond noir se remplit d’images, l’Homme de Vitruve bien carré dans son rond puis une Ève toute fine pomme en main, avant que surgissent les visages du jour. Après 1968, nouvelle version sur fond de grosse pomme désormais croquée. Nous les yeux écarquillés, à l’affût : la vie des autres c’est comment ? Mieux ? Pire ? Pareil ?
Un demi-siècle plus tard, installée salle P à la BnF, je visionne des émissions de la série Les femmes aussi – 65 ont été produites entre 1964 et 1973. Je repère une thématique « travail » dominante dans le tiers d’entre elles environ en me fiant aux titres et aux mots clés du catalogue mais le sujet peut être évoqué incidemment dans celles centrées sur le divorce, le mode de vie des couples ou le vieillissement. Aujourd’hui me frappent les noms des réalisateurs, détails sans importance quand défilait le générique de fin qui nous renvoyait à nos propres vies de femmes aussi. Des noms, comme Jacques Krier ou Maurice Failevic, que je sais maintenant ceux des plus prompts à placer leur caméra là où ça fait mal. Sans surprise, peu de réalisatrices : cinq émissions seulement et à l’exception de Nadine Marquand devenue Trintignant, je ne crois pas les avoir recroisées (Annie Aizieu, Colette Djidou, Lyse Bloch). Outre ceux, attendus, de monteuses et de script girls, les quelques autres noms féminins qui défilent sont ceux de célébrités à qui Eliane Victor fait, le temps d’une émission, jouer les intervieweuses ou écrire un commentaire ; Simone Signoret et Françoise Mallet-Joris en sont.
La série Les femmes aussi dresse des portraits de travailleuses dans des émissions consacrées à un métier ou conjugue les témoignages recueillis dans divers milieux professionnels pour traiter de questions transversales comme l’inégalité des salaires masculins et féminins, le difficile retour à l’emploi des mères qui l’ont quitté pour s’occuper de leurs jeunes enfants ou encore le départ en retraite. Des émissions transversales habiles à croiser paroles des intéressées et chiffres – ceux de la démographie comme ceux des revenus et du coût de la vie – pour percer à jour les insuffisances de la formation professionnelle des femmes ou l’étroitesse du marché de leur emploi confinant la plupart à quelques secteurs – textile et électronique pour les ouvrières, emplois de bureau à base de sténo-dactylographie. Moi je ne me souvenais que des « émissions portraits » faisant la part belle à l’objet du travail-même, à ses heures, à ses lieux et à ses conditions. Casque sur les oreilles devant mon écran, je scrute les visages, écoute les voix, m’étonne des âges des intervenantes auxquelles je donnerais souvent dix ans de plus : effet du noir et blanc ou effet de vies usantes appuyé par la caméra ?
Travailleuses hors d’âge, ces septuagénaires, 71, 73, 76 ans, trimant à l’aube au ménage de bureaux, de magasins ou de gares ; heureuses quand le premier métro leur épargne la traversée de la ville à pied. Trop vieilles pour faire l’affaire de particuliers mais pas celle de sociétés de nettoyage. À demeure chez des particuliers, les bonnes espagnoles s’activent, comme Esperanza, 21 ans, fille de pêcheur galicien. Des jeunes femmes qui gravissent, vannées, 12 heures de corvées dans les jambes, les escaliers de service du 16e arrondissement pour regagner leurs chambrettes à lucarne perchées aux 7e ou 8e étages. Infirmières à l’Hôtel-Dieu, Paule, déjà grand-mère mais séparée de son mari, et Simone, célibataire qui pourrait être sa fille, s’épaulent, font de leur mieux, ne comptent pas leurs pas dans de vastes salles communes logeant à la même enseigne souffrances physiques et vieillesses miséreuses. Toujours à la merci du mépris de leurs hiérarchies et toujours à faire avec des économies hospitalières de bouts de chandelles. Des soins, à son cabinet ou au domicile de ses patients, cette jeune femme médecin de 28 ans, qui s’installe, seule avec sa fille de 7 ans, dans la campagne charentaise en prodigue aussi. Journées à rallonge, appels de nuit, 200 kilomètres de routes de campagne sillonnées par jour. Abnégation et solitude assumées. Débuts à la campagne aussi pour Renée, institutrice en Ardèche, qui a connu son époux à l’École normale. Lui exerce en collège à 25 km du village perdu et moribond où ils vivent dans des conditions spartiates juste au dessus de la classe unique dans laquelle elle enseigne ses cinq élèves. Femmes de ménage, femmes soignantes, femmes enseignantes : registre connu des « vocations » féminines assignées. J’ajouterais bien à la galerie, Micheline, 30 ans, un mari ouvrier, six enfants de 5 mois à 11 ans, mère au foyer qui n’arrête pas de 5h30 du matin à 22h30, et qui laisse quasiment sans voix Françoise Mallet-Joris venue l’interviewer dans son trois pièces des HLM de Nanterre.
Heureux contrepoints à ces portraits de « travailleuses contraintes », assez déprimants, quelques autres rencontres se font sur des sentiers moins battus. Ainsi Gisèle, 33 ans, mariée, 3 enfants, ingénieure en béton armé, diplômée de l’École Supérieure des Travaux Publics – deux filles et 140 garçons dans sa promotion -, pas toujours la bienvenue et dont on guette les faux pas sur les chantiers qu’elle pilote ; casquée, bottée, Gisèle, inflexible, résiste. Ou encore ces trois chercheuses du domaine biomédical, attachées au CNRS ou à l’INSERM, qui ne conçoivent pas leurs vies sans la recherche, même si le salaire passe intégralement dans les frais de gardes d’enfants, même sans espoirs de faire carrière et même quand l’entourage ne comprend pas qu’on s’accroche de la sorte. Et encore ces trois musiciennes, violoncelliste, altiste, harpiste, à trois stades de leurs carrières. Je me souvenais très bien du portrait de la bergère, Martine, traductrice-interprète reconvertie via la bourse de la vocation et l’école de la Bergerie nationale de Rambouillet, suivie, rayonnante, en transhumance avec ses 300 brebis. J’avais 15 ans en 1970 lors de sa diffusion et je ne voyais le salut que par les livres et dans les bibliothèques, alors un choix pareil, je n’y comprenais rien. J’avais très bien compris en revanche, mois après mois devant Les femmes aussi, que la course d’obstacles menant – éventuellement – vers l’autonomie dans un métier choisi, demandait du souffle, beaucoup de souffle.