En février 2016 est paru aux éditions Verdier le quatrième tome du Carnet de notes de Pierre Bergounioux (j’en ai déjà parlé). Dans le n°72 de La Faute à Rousseau, juin 2016, disponible depuis quelques jours, je rends compte de ma lecture de ce bel ouvrage. Je remercie l’Association pour l’autobiographie qui publie cette revue de m’avoir proposé d’écrire à propos du travail de Pierre Bergounioux et de me permettre de reprendre mon compte rendu sur ce blog.
Au fil de quatre volumes de ses Carnets de notes, dix années de nos vies de lecteurs fidèles de Pierre Bergounioux ont absorbé trente-cinq années de la sienne, en une compression dont nous ne sortons pas indemnes. D’autant moins indemnes que des 12775 jours (et des poussières bissextiles) consignés, les 1825 derniers sont les plus sombres ainsi partagés avec lui. Les années 2011 à 2015 posent une lourde addition de douleurs et de deuils, l’âge avançant, bien sûr, puisque nous avons emboîté le pas de Pierre Bergounioux tout jeune trentenaire, prenant à bras le corps son métier de professeur de français en collège de banlieue parisienne et que le voilà, trente-cinq ans plus tard, retraité malgré lui d’une carrière bouclée in fine à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris où l’écrivain a enseigné la littérature de 2007 à 2014.
Le quatrième tome rompt avec le découpage du Carnet en tranches décennales qui a prévalu jusqu’au troisième. Une pagination de même ordre que celles des précédents, 1204 pages, ne donne à lire que cinq années[1]. Par un effet d’abîme, la décision et les modalités de cette rupture s’inscrivent dans le journal à l’occasion de divers échanges avec les éditrices. Le rythme de la « dactylographie » à l’ordinateur des notes, jetées manuscrites sur des cahiers en leur premier état, de leur envoi chez Verdier et de la correction des épreuves s’accélère (d’où quelques coquilles oubliées dont étaient exempts, me semble-t-il, les tomes précédents). La relation des jours tragiques de la fin de l’année 2015, au plan personnel « bergounien » avec la mort de la mère de l’auteur le 12 novembre et au plan collectif avec les attentats du lendemain, se vit, s’écrit, se corrige et se reçoit, chez le libraire en février 2016, en temps quasi réel.
Des années 1980 consignées sans projet éditorial ni souci du lectorat, à cette concordance acquise des temps du diariste et du lecteur, nous avons pris part à cette vie d’écrivain in progress. Dans la conscience, désormais présente, chez l’auteur de notre réception attentive – voire addictive – réside vraisemblablement la discrétion couvrant depuis 2009 les faits et gestes de certains proches soustraits à la relation du quotidien familial. Là n’est pas la moindre ambiguïté de l’entreprise, voulant garder trace de ce qui aura fait ses jours et son monde, Pierre Bergounioux entraîne avec lui celles et ceux de son cercle intime ainsi qu’une foule de connaissances, liées à ses jours originels corréziens ou au monde lettré parisien qu’il a rallié, que nous nous sommes appropriés. Mais ici comme là les rangs se clairsèment : « le monde que j’ai habité, s’absente » note-t-il apprenant la mort de François Maspero (mardi 14 avril 2015).
Géographiquement, la vie bergounienne garde entre 2011 et 2015 sa même bipolarité, partagée entre la Corrèze et la région parisienne, générant des allées et venues de l’une à l’autre, villégiatures rituelles d’avril et de juillet ou, de plus en plus fréquents hélas, départs dans l’urgence pour cause de problème familial. La Corrèze c’est Brive, la ville de l’enfance de l’auteur, où demeure encore en 2011 sa mère qui la quitte en 2012 pour une maison de retraite médicalisée proche du domicile de Pierre, son fils aîné, et les Bordes, lieu-dit de la commune de Davignac, maison de famille de son épouse où l’écrivain s’adonne à ses activités de « sculpteur-ferrailleur ». La région parisienne c’est toujours Gif-sur-Yvette, où la maison que nous avons vue se construire en 1989-1990 a désormais besoin de travaux de réfection (on refait la terrasse, on change les fenêtres, on isole les combles, on change le ballon d’eau chaude), et Paris intra muros où appellent les cours aux Beaux-Arts et une infinité d’invitations littéraires et amicales. Entre les deux, des routes et leurs embarras (bouchons sur la N 306, la N118 ou l’A6) et le RER B, ses récurrents incidents d’exploitation ou « graves de voyageurs » qui ruinent tout emploi du temps, sans parler des voisins subis dans l’entassement des heures de pointe, ni des courants d’air sur les quais. Omniprésente et constante, mais encore plus prégnante dans les transports publics, l’angoisse éprouvée par Pierre Bergounioux à l’idée d’y être victime d’un malaise cardiaque ou lié à son hypertension, voire d’y finir ses jours, seul, sans prendre congé de sa chère Cathy.
D’octobre 2012 à novembre 2015 s’ajoute aux itinéraires habituels le passage quotidien à l’EHPAD de Saint-Rémy-lès-Chevreuse pour une visite à « Mam » et si le temps le permet une promenade dans le morne quartier pavillonnaire ; fauteuil roulant poussé par un fils désespéré par l’aphasie et la dépendance maternelles comme par le spectacle de la triste compagnie assemblée dans l’institution. Cette scansion journalière se superpose à la multitude de celles, hebdomadaires (provision de pain du dimanche matin), mensuelles (écumage de la brocante sur le parking du supermarché), semestrielles (rentrer et sortir les plantes fragiles en début et fin de saison), annuelles (se vacciner contre la grippe) etc. qui émaillent le Carnet, règlent la vie bergounienne comme du papier à musique. Les obligations d’ordre médical y surajoutent désormais leur propre rythme : analyses de contrôles, consultations des spécialistes, renouvellement des traitements à la pharmacie.
Au milieu de tout cela, la vie de famille et le travail. Les cours, les jurys d’admission et d’examens aux Beaux-arts, la lecture, la relecture et l’extraction des lectures, l’écriture. Ces années-là beaucoup de commandes, pré- et postfaces, contributions à catalogues et livres d’artistes ; également un important travail avec des cinéastes documentaristes, des conférences, des interviews et des interventions de colloques à répétition. Dans le labeur d’écriture, de poignants moments de découragement, liés au sentiment « d’épuisement du sujet » ; découragement qui atteint aussi parfois le sculpteur glaneur des rebuts de métal dans les casses de Corrèze, constatant qu‘il « sollicite la ferraille depuis trente ans et n’escompte plus de révélations » (dimanche 26 avril 2015).
Une sombre tonalité donc pour ces cinq années mais une fascination intacte du lecteur assidu depuis le premier Carnet de notes. Cet homme hors du commun qui a voué, à dix-sept ans, sa vie à l’étude, nous ressemble et qu’importe si les choses ne seront jamais égales par ailleurs. Dans le miroir tendu de ses jours ordinaires et de leurs accidents de parcours (y compris les plus triviaux comme ses démêlés électro-ménagers), nous nous reconnaissons et nous attendons, impatients déjà, la suite de cette somme autobiographique qui année après année se fait de plus en plus œuvre unique en son genre.
[1] Interrogé sur le doublement, de fait, du volume du Carnet lors d’une rencontre récente en librairie Pierre Bergounioux l’attribuait principalement à sa disponibilité plus grande du fait d’occupations professionnelles moins prégnantes.
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