Dans le cadre des échanges de lieux d’écriture entre blogueurs, dits vases communicants, du premier vendredi du mois, L’employée aux écritures est heureuse d’accueillir Matthieu Duperrex, fondateur et animateur régulier, avec Claire Dutrait, du site Urbain, trop urbain, à qui rien de ce qui respire dans la ville n’échappe. Il me rend la pareille et nous avons convenu d’un thème commun pour nos billets échangés : Montparnasse. Donc à lire ci-dessous son 26 rue du Départ et chez lui ma Petite typologie illustrée des butoirs montparnassiens. Merci à lui.
26 rue du Départ
Le 26 rue du Départ, un petit immeuble précaire, pour un Mondrian qui s’y installe en 1921, l’année de son traité sur Le néoplasticisme. L’appartement du 26 entre vite dans la légende de l’angle droit, l’éphémère éternel à contourner, dont il est l’hymne pictural et la réalisation plastique et spirituelle. Michel Seuphor : « C’était une assez grande pièce, très claire et très haute de plafond, que Mondrian avait irrégulièrement divisée, utilisant à cette fin une grande armoire peinte en noir, elle-même partiellement masquée par un chevalet hors d’usage couvert de grands cartons rouges, gris et blancs. Un autre chevalet était placé contre le grand mur du fond, lequel changeait souvent d’aspect, Mondrian exerçant sur lui sa virtuosité néoplastique.
Rue du départ, j’enquête sur un hypothétique numéro 26 qui a disparu. Invariablement, mon chemin rebroussé après m’être trop avancé dans la triste promenade couverte des Galeries Lafayette, rue du Départ, et je me plante là, devant la pierre tombale de deux-cent-dix mètres. Je ne croise pas Mondrian en imper, au 26 rue du Départ inexistant, comme tu as pu croiser Pessoa. En face, l’Artisan-Boulanger-Pâtisserie, l’air un peu logé dans un « autrefois », lui seul. Les autres bâtiments reluisent d’un « demain » des années soixante. Le dur carambolage accidenté de volumes embrassés d’escaliers sales aux rambardes graisseuses que c’est devenu, le beau projet de la nouvelle gare, des hôtels, des commerces, des logements et des bureaux, et puis de l’esplanade au-dessus du centre commercial avec la Tour. Je souris. Je sais que l’Ordre des Architectes y a installé désormais ses bureaux, sans doute dans un état d’esprit voisin de Maupassant allant déjeuner au restaurant de la tour Eiffel : « Eh ! Quoi ! Il n’y a qu’ici que je ne la vois pas ! ».
Paris futuriste, Paris de l’urbanisme souterrain et de la construction sur dalle, à la Défense et à Maine Montparnasse, qui s’est étalé là, comme pour mourir en gare, avec un front bâti irrégulier, un feuilleté précaire de géométries raides qu’au débouché de la rue de Rennes j’approche encore, frissonnant au vent, comme d’un rempart bleu de béton. Je me cogne d’ailleurs dans des angles droits pour tourner fictivement autour du vieil immeuble cerné de boîtes de jazz. Je tourne derviche, cercle Dada en roue carrée, homme pythagoricien, surréaliste écorné, cubiste en débord, suprématiste baroque, architecte athénien, thuriféraire de l’Esprit nouveau, constructiviste en orbite, là, sur le plan des rues de Paris, à Montparnasse monde, où il y a Arrivées/Départs et rues qui vont avec.
Derrière le grillage des travaux Boogie-Woogie, il y a le grid de New York où il s’envolera, depuis le 26 rue du Départ, son Home éternel, qu’il voulait étendre — élastique et plastique — à la Rue puis à la Cité. Le Corbusier y donnait rendez-vous, au 26 rue du Départ, qu’il avait baptisé « Poème de l’angle droit ». Dix ans après la mort de Mondrian, l’atelier devient élégie, l’architecte publie le Poème de l’angle droit :
« On a
avec un charbon
tracé l’angle droit
le signe
Il est la réponse et le guide
le fait
une réponse
un choix
Il est simple et nu
mais saisissable
Les savants discuteront
de la relativité de sa rigueur
Mais la conscience
en a fait un signe
Il est la réponse et le guide
le fait
ma réponse
mon choix. »
Le Poème sort au moment où les politiques se prennent à rêver d’un nouveau Maine Montparnasse, tout d’angles droits. Ce sera la fin du 26, rue du Départ, son dernier souffle abstrait et géométrique, qui est aujourd’hui une grande tour ancienne de cinquante-neuf étages, 10.340 € le prix moyen du mètre carré, angle droit dévalué.