Pour servir de suite au billet précédent, d’autres extraits du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (paru dans les années 1780), toujours à propos des livres et de leurs lieux dans la ville, des lecteurs ou des gens de lettres.
Chapitre CCXVIII Lectures (vol. 1, p. 544-547 de l’édition dirigée par Jean-Claude Bonnet au Mercure de France en 1994)
Il s’est introduit un nouveau genre de spectacles. C’est un auteur qui ne lit pas à ses amis pour en recevoir des conseils et des avis, mais qui indique tel jour, telle heure (et il ne manque plus que l’affiche) ; qui entre dans un salon meublé, se place entre deux flambeaux, demande un sucrier ou du sirop, calomnie sa poitrine, tire son manuscrit de sa poche, et lit avec emphase sa production nouvelle, quelquefois somnifère. (…)
Dans ces sortes de lectures, tout prête au ridicule. Le poète arrive avec une tragédie rimée et fastidieuse, ou avec un gros poème épique, dans une assemblée peuplée de jeunes et jolies femmes disposées à folâtrer et à rire, qui ont à côté d’elles leurs amants : elles s’occupent plus de ce qui les environne, que de l’auteur et de sa pièce. (…) Qu’une femme rie par hasard, une autre éclatera, et tout le cercle fera de vains efforts pour contraindre sa belle humeur. Que deviendra le pauvre auteur avec son rouleau de papier ? S’il montre du courroux, il paraîtra plus ridicule encore ; qu’on ne l’écoute point ou qu’on l’entende mal, il est obligé de continuer.
Chapitre CCCLXXVII (vol.1 p. 1046-1047) Loueurs de livres
Usés, sales déchirés, ces livres en cet état attestent qu’ils sont les meilleurs de tous ; et le critique hautain qui s’épuise en réflexions superflues, devrait aller chez le loueur de livres, et là voir les brochures que l’on demande, que l’on emporte, et auxquelles on revient de préférence. (…)
Les ouvrages qui peignent les mœurs, qui sont simples, naïfs ou touchants, qui n’ont ni apprêt, ni morgue, ni jargon académique, voilà ceux que l’on vient chercher de tous les quartiers de la ville, et de tous les étages des maisons.(…)
Grands auteurs ! allez examiner furtivement si vos ouvrages ont été bien salis par les mains avides de la multitude ; si vous ne vous trouvez pas sur les ais de la boutique du loueur de livres ; ou si vous y trouvant vous êtes encore bien propres, bien reliés, bien intacts, faits pour figurer dans une bibliothèque vierge, dites-vous à vous-même : J’ai trop de génie, ou je n’en ai pas assez.
Il y a des ouvrages qui excitent une telle fermentation, que le bouquiniste, est obligé de couper le volume en trois parts, afin de pouvoir fournir à l’empressement des nombreux lecteurs ; alors vous payez non par jour, mais par heure. A qui appartiennent de tels succès ? Ce n’est guère aux gens tenant le fauteuil académique.
Chapitre CMXCV Revendeurs de livres (vol.2, p. 1425-1428)
On lit certainement dix fois plus à Paris qu’on ne lisait il y a cent ans ; si l’on considère cette multitude de petits libraires semés dans tous les lieux, qui retranchés dans des échoppes au coin des rues, et quelquefois en plein vent, revendent des livres vieux ou quelques brochures nouvelles qui se succèdent sans interruption. (…)
Les boutiques où se vendent les nouveautés littéraires attirent de préférence les auteurs et les curieux amateurs de littérature ; on en voit des groupes qui restent comme aimantés autour du comptoir ; ils incommodent le marchand, qui, pour les faire tenir debout, a ôté tous les sièges ; mais ils n’en restent pas moins des heures entières appuyés sur des livres, occupés à parcourir des brochures et à prononcer d’avance sur leur mérite et leur destinée, après en avoir lu seulement quelques lignes.(…)
Avertissement : avant de laisser lire ces dernières glanes, relatives à la Bibliothèque royale, aïeule de notre BnF, je prends grand soin de préciser que les dire de Louis-Sébastien Mercier ne sont absolument plus d’actualité au XXIe siècle, comme ils ne l’étaient déjà plus au XXe, et surtout pas à propos des bibliothécaires (clin d’oeil amical à celles et ceux qui passent par là) : encore une bibliothèque que je fréquente en effet depuis belle lurette. Et comment ne pas avoir ici une pensée pour le beau film d’Alain Resnais Toute la mémoire du monde (1956).
Chapitre CXCIV Bibliothèque du roi (vol 1, p. 479-482)
Ce monument du génie et de la sottise prouve que le nombre des livres ne fait pas les richesses de l’esprit humain. C’est dans une centaine de volumes environ, que résident son opulence et sa véritable gloire. Parcourez cet édifice : dans les allées de cette bibliothèque immense, vous trouverez deux cents pieds en longueur sur vingt de hauteur, de théologie mystique ; cent cinquante de la plus fine scolastique ; quarante toises de droit civil ; une longue muraille d’histoires volumineuses, rangées comme des pierres de taille, et non moins pesantes ; environ quatre mille poètes épiques, dramatiques, lyriques etc., sans compter six mille romanciers et presque autant de voyageurs. L’esprit se trouve obscurci dans cette multitude de livres insignifiants, qui tiennent tant de place, et qui ne servent qu’à troubler la mémoire du bibliothécaire, qui ne peut pas venir à bout de les arranger. (…)
Ce vaste dépôt n’est ouvert que deux fois la semaine et pendant deux heures et demie. Le bibliothécaire prend des vacances à tout propos. Le public y est mal servi et d’un air dédaigneux. La magnificence royale devient inutile devant les règlements des subalternes, paresseux à l’excès. Ne devrait-on pas pouvoir puiser chaque jour dans ces gros volumes faits pour être consultés plutôt que pour être lus ? Il faut attendre des mois entiers qu’il plaise aux commis d’ouvrir la porte. les livres les ennuient, et ils ne vous les donnent qu’en rechignant.
A la bibliothèque de l’Arsenal
NB : ces deux billets d’extraits de Mercier m’amènent à créer une nouvelle catégorie du XVIIIe siècle, billets archivés revisitables.