le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735
"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux
Rangeant les notes que j’avais préparées pour mes interventions à propos d’Atelier 62, hier chez les sociologues du GRESCO à l’université de Poitiers (dans une salle baptisée Gargantua, ce qui allait très bien aux forgerons) et ce matin chez les spécialistes de l’autobiographie de l’ITEM, à l’ENS (en salle Beckett), je trouve ces extraits d’entretiens de Pierre Bergounioux sur les liens entre littérature, histoire, sciences sociales.
Je ne les ai cités ni à Poitiers ni à Paris – où je n’ai évidemment pas dit la même chose puisque les problématiques des séminaires étaient différentes – mais je les avais sous le coude. Je prépare toujours des notes pour dire finalement autre chose, mais c’est ainsi que cela fonctionne, j’ai besoin d’être passée par cette étape de réflexion écrite et étayée pour pouvoir me lancer.
En les relisant, je me dis que je ne referme pas ces fichiers sans citer quelques extraits de ces propos de Pierre Bergounioux, parce que j’y souscris entièrement.
Au moment de la sortie du premier tome de son magistral Carnet de notes dans le supplément livres du Monde, (03/03/2006) Pierre Bergounioux donne sa vision des rapports entre histoire et littérature
Je dirai que c’est un seul et même discours qui s’est diffracté. L’histoire, qui avance par longues enjambées, ne peut pas descendre à ce détail exquis, irremplaçable, chatoyant, infiniment précieux dont se nourrit la littérature (…) L’historien, surtout depuis Braudel et son histoire longue, est celui qui brasse des destinées par milliers, par millions, la durée par siècles… des vastes périodes qui échappent à la conscience que nous en avons. Il faut fatiguer des montagnes d’archives avant de se faire une idée des processus énormes au regard de quoi notre vie n’est rien.
Et je pense que la littérature est ce discours d’une extrême précision qui s’efforce, avec la sensibilité d’un sismographe, d’enregistrer le cours de ce qui aura été notre vie. Mais à mes yeux elle ne vaut pas une heure de peine si elle ne se rappelle pas qu’elle est en quelque sorte la sœur cadette de l’histoire. Nous sommes de part en part des créatures historiques, et le moindre mouvement dont tressaillent nos cœurs, la moindre pensée qui traverse nos cervelles renvoient en dernier recours à l’histoire universelle. (…)
Interrogé sur les « clartés » que la littérature jette sur notre destinée, il ajoute
Je pense que la littérature est quelque chose comme une science exacte. Si on ne se paie pas de mots, si on évite de composer un des divers rôles qui s’offrent à l’écrivain, et que l’on s’applique simplement à saisir, à ressaisir, à percer l’éternelle énigme du présent, le mystère toujours renaissant de la réalité, alors oui, la littérature pourrait bien être cet effort vers la justesse, l’exactitude…allons-y : l’authenticité, la probité…
Quelques années plus tôt, dans le livre d’entretiens avec son frère Gabriel, Pierre Bergounioux, l’héritage (Flohic, 2002, rééd Argol, 2008), Pierre Bergounioux expliquait en quoi le développement des sciences sociales (l’intrusion récente, très dérangeante, des sciences sociales dans le paysage) avait changé la littérature, et malmené, voire condamné, le roman
De Marx à Max Weber et à Pierre Bourdieu, elles (les sciences sociales) ont offert aux agents sociaux que nous sommes des lumières décisives sur ce qu’ils sont et font, qui n’est jamais ce qu’ils croyaient. Une chose est de vivre, autre chose de méditer et de connaître. La vérité du monde social, comme celle de l’univers naturel, n’est accessible qu’à une activité spécifique, scientifique. Cet acquis a changé la donne, porté un préjudice irréparable, par exemple, au genre romanesque qu’il condamne soit à la naïveté – c’est en l’absence de la sociologie que le romancier du XIXe siècle a pu se croire omniscient – soit à une inacceptable invraisemblance. Nul n’est plus censé ignorer les déterminants sociaux des personnages. (…) Un écrivain ne peut plus se contenter de lire les autres écrivains. Il lui faut enjamber le mur qui sépare, à l’université mais dans la société aussi, les disciplines et les métiers, lutter contre les conséquences mutilantes de la division du savoir.
Ce même thème, je l’avais entendu en débattre avec François Bon à Beaubourg un soir de décembre 2005, juste comme les premiers mots des textes qui deviendraient Atelier 62 filaient sur le clavier.
Enjambant le mur cloisonnant les disciplines et les savoirs, c’est bien comme cela aussi que je conçois la littérature. (Mais je ne saurais jamais l’exprimer avec cette élégante justesse – ah le “fatiguer des montagnes d’archives”…)
Merci à Marlaine Cacouault et Gilles Moreau pour le séminaire du GRESCO, à Catherine Viollet, Véronique Montémont et Philippe Lejeune pour celui de l’ITEM : les réflexions échangées lors de ces deux journées m’ont fait avancer ; elles auront des prolongements.
PS : si vous cherchez d’autres articles de ce blog consacrés à Pierre Bergounioux, en voici quelques uns :
Art de la jonquille chez Pierre Bergounioux : mise à jour 2016-2020
Un printemps bergounien malgré tout
Ouvrir l’année à Gif-sur-Yvette avec Pierre Bergounioux
Une jonquille par temps de chrysanthèmes (offerte par Pierre Bergounioux)
Tristesse des mois en -bre (selon Pierre Bergounioux)
Compression d’étés bergouniens
Lui et nous : à propos du Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux
Jonquilles primeures à Gif-Sur-Yvette : suite des Carnets de Pierre Bergounioux
Enfin visibles à Paris : des ferrailles de Pierre Bergounioux
Mots de la fin (provisoire) du Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux
Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010, lecture in progress
Lecture en cours : Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010
“Un concert baroque de soupapes”, Pierre Bergounioux sculpteur
Dans Les moments littéraires, Bergounioux
Éclairant. Merci.
Le plan de travail vis à vis de la littérature (“la littérature comme une science exacte”) et l’éthique qui se juxtapose (“authenticité, probité”) est difficile à tenir mais drôlement séduisant. Mais cependant, je ne crois pas que les savoirs soient tellement dissociables des expériences de vie : on ne s ‘arrête pas de faire de l’histoire (comme vous Employée) ou de la sociologie (comme moi) pour faire de la littérature, non, tout ça fait partie du continuum, je crois, de l’existence (le livre de P. Bourdieu, “Esquisse pour une auto-analyse” en est une illustration). Alors allant de Clamart à la rue d’Ulm et sa salle Beckett, vous changeriez d’atours, vous deviendriez, ce samedi-là, l’auteur du 62, alors que tous les autres jours (ouvrables), vous étiez l’historienne du centre national de la recherche scientifique appointée (encore bravo d’ailleurs à ce centre pour son classement qui doit donner des aigreurs au locataire de l’Elysées…) ? Je ne crois pas. L’influence des savoirs se diffuse et nous constitue avec notre mémoire: c’est pourquoi, il me semble que les sciences sociales ne sont pas tellement plus que les techniques, par exemple, les meurtrières du roman et que celui-ci existe toujours : les contemporains du genre sont simplement un peu différents…
Merci, c’est vraiment gentil, hier justement une sorte de clin d’œil à ce chat goguenard qui continue à nous accueillir sur votre page.
faites un détour par une salle de cinéma pour voir Vincere de Marco Bellochio. Cela pourrait prolonger les pensées de Bergounioux.
Les sciences sociales, et le traitement que l’on veut leur faire subir (ratiboisement dans les lycées)… cela me fait penser à la manif à laquelle j’étais allé et où je me suis enrhumé, il pleuvait sans cesse.
La littérature est une science aussi, comme on dit l’art de la fugue.
“Vincere”, oui, bien sûr.
Jérôme et Dominique, si vous vous y mettez tous les deux, alors oui je crois que j’irai voir “Vincere” (je n’y pensais pas trop pourtant), merci du conseil
Pas du tout d’accord avec cette thèse-là. Autant jeter alors aux orties tout Marquez, tout Murakami, et tant d’autres avec eux. Les sciences sociales ne feront jamais lapeau du roman qui a le cuir plus tanné qu’on l’imagine. Voilà bien le genre de débat dont on se passe en Amérique, au sud comme au nord, et en Asie aussi.
En revanche, oui à la transversalité de tous les savoirs. Restons souples pour enjamber les haies.